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PROJET DE LOI SUR LE DISCOURS HAINEUX : DE SÉRIEUSES FAIBLESSES, PLUSIEURS ARTICLES POSSIBLEMENT INCONSTITUTIONNELS



Montréal, 18 août 2015 — Le projet de loi 59 sur les discours haineux nécessite de nombreux amendements significatifs afin d’éviter des injustices dans la poursuite de la justice et des obstacles dans la protection contre les discriminations.

Tel est le constat général du CRARR sur ce projet de loi présenté en juin dernier par la ministre de la Justice, Me Stéphanie Vallée dans le cadre du plan du gouvernement visant à combattre les discours haineux, l’extrémisme et la radicalisation.

Après une étude détaillée du projet, le CRARR considère que le projet de loi 59 a des intentions louables (pour lutter contre les discours qui font la promotion de la haine et de la violence ayant pour cible les groupes vulnérables protégés par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, de même que pour lutter contre la violence basée sur l’honneur ou les mariages forcés de personnes mineures). Cependant, plusieurs dispositions sont vagues, d’autres vont trop loin ou n’ont pas bien été réfléchies, ce qui pourrait potentiellement priver les personnes de droits constitutionnels protégés par la Charte canadienne des droits et libertés.

Le projet de loi pourrait également avoir pour effet de créer une « chasse aux sorcières » disproportionnée et aussi des effets inattendus avec de lourdes conséquences sur les minorités vulnérables protégées par la loi québécoise.

Parmi les faiblesses majeures du projet de loi 59, on peut citer :

❏ L’absence de définition de « discours haineux » et de « discours incitant à la violence », qui ciblent les individus ayant les caractéristiques protégées par la Charte québécoise comme la race, le genre, l’orientation sexuelle ou encore les convictions politiques, ce qui pourrait ouvrir la porte à des abus potentiels. Le législateur doit agir en conformité avec la décision Whatcott de la Cour suprême de 2013 (concernant la distribution de dépliants homophobes par un homme en Saskatchewan).

❏ L’ambiguïté par rapport à l’interdiction de toute personne « d’agir de manière à ce que de tels actes soient posés ». À cause de cet article dont la portée est trop vaste, cela veut pratiquement dire qu’une action en justice peut être intentée contre une personne ayant fait un commentaire haineux sur les réseaux sociaux, ou ayant imprimé des pamphlets dont le but est d’inciter à la haine;

❏ La création de deux classes potentiellement arbitraires de victimes– la première étant pour ceux qui peuvent prouver les conséquences directes et personnelles du discours haineux, ce qui leur permettra de réclamer des dommages à titre personnel, et la seconde pour « toute personne qui a connaissance de la tenue ou de la diffusion d’un discours haineux ou d’un discours incitant à la violence », ces derniers n’ayant droit à aucun dommage;

❏ La création d’une liste permanente en ligne contenant les noms de ceux qui auront contrevenu à la loi. Les conséquences que subissent ceux-ci sont plus lourdes que pour ceux ayant un dossier criminel ou ceux inscrits sur la liste fédérale d’interdiction de vols aériens. Le projet de loi 59 ne comprend aucune procédure claire pour les personnes, incluant les mineurs et leurs parents, permettant la révision ou la contestation de la présence de leurs noms sur la liste;

❏ L’utilisation obligatoire de la liste par les autorités du milieu scolaire, violant ainsi le droit à la vie privée et à la présomption d’innocence jusqu’à la preuve du contraire, si la personne « est réputée avoir un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des étudiants »;

❏ L’exclusion des universités de la liste des institutions éducatives devant prendre des mesures concrètes pour protéger les étudiants de la haine et de la violence;

❏ Des mesures punitives excessives contre les écoles, incluant la révocation du permis pour une école privée lorsqu’elle « tolère un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des étudiants ».

Le CRARR est également inquiet du fait que le projet de loi 59 donne à la Commission des droits de la personne plus de pouvoirs et de responsabilités sans balises juridiques claires incluant la gestion de la liste, le pouvoir de communiquer l’identité des personnes qui dénoncent un discours haineux à la police et la délégation à un comité des dénonciations, qui est composé de deux membres de la Commission alors que dans les cas de discrimination, le comité des plaintes est plutôt composé de trois membres.

De plus, la Commission, dans son état actuel, a montré de sérieuses déficiences en ce qui concerne le traitement des plaintes de racisme, spécifiquement lorsqu’elles concernent le racisme systémique et la discrimination intersectionnelle (des cas qui incluent des groupes souffrant de multiples discriminations comme les minorités anglophones de couleur). Ces problèmes sont davantage dûs à la fois au manque de diversité parmi les membres de la Commission et du personnel, au refus continu de se doter de politique sur le racisme systémique ainsi qu'au problème de ressources financières et de compétences techniques plutôt qu’à l’absence d'un nouveau mandat et de nouveaux pouvoirs pour lutter contre les discours haineux.

Enfin, le projet de loi 59 contient plusieurs contradictions entre ses versions française et anglaise, la plus révélatrice étant la différence entre les notions de« sécurité morale » des étudiants en français et « students’emotional security » en anglais.

Le CRARR recommande quelques amendements clés au présent projet de loi :

❏ Définir « discours haineux » et « discours incitant à la violence » en se basant sur l’arrêt Whatcott de la Cour suprême sans priver les victimes ayant vécu des effets directs liés à un discours haineux de pouvoir porter plainte et de réclamer des dommages à titre personnel;

❏ Retirer l’article mentionnant qu’une personne est tenue responsable si elle « agit de manière à ce que de tels actes soient posés »;

❏ Retirer l’intégralité de la proposition concernant la création d'une liste étant donné que les décisions des tribunaux des droits de la personne sont déjà publiques;

❏ Améliorer certaines dispositions liées aux responsabilités de la Commission des droits de la personne, incluant la communication de l’identité des personnes dénonçant un discours haineux à la police et donner à la Commission les ressources financières et humaines appropriées pour assurer une protection effective aux victimes de discrimination, d’exploitation et de haine;

❏ Retirer les articles traitant des sanctions financières et laisser les tribunaux en décider;

❏ Inclure les universités dans la catégorie des institutions éducatives qui doivent prendre des mesures contre la haine et la violence;

❏ Assurer la constance dans la description de « violences basées sur une conception de l’honneur » et clarifier l’intention législative pour éviter de donner involontairement une prédominance culturelle ou religieuse à la violence basée sur le genre ou le « féminicide » dans l’application de la loi.

Le CRARR salue le Gouvernement du Québec et son engagement à combattre la haine et l’extrémisme, un problème en constante croissance surtout depuis l’introduction de la Charte des valeurs québécoises en 2013, et à protéger les minorités vulnérables de tels abus de leurs droits. Cependant, il est d’avis que les bonnes intentions du gouvernement ne ressortent pas du projet de loi 59 tel que présenté, et qu’il pourrait mener à des violations éventuelles des droits constitutionnels.

Le CRARR a été invité par la Commission des institutions à l’Assemblée nationale du Québec afin de témoigner suite aux pressions médiatiques qu’il a menées pour que soient invités les groupes racisés, ethniques et religieux aux auditions. Son implication est intervenue après avoir découvert que ces groupes n’avaient pas été invités et ne figuraient pas sur la liste des témoins.

Pour des raisons indépendantes de sa volonté, le CRARR ne pourra participer aux auditions, mais il présentera son mémoire à la Commission parlementaire.