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UN « PRÉCÉDENT JURIDIQUE » : LA COUR SUPÉRIEURE INVALIDE UNE DÉCISION PORTANT SUR UNE PLAINTE DE DISCRIMINATION BASÉE SUR LA RACE, LE GENRE ET L’ORIENTATION SEXUELLE


Montréal, 3 novembre 2014 — Dans une décision qui constitue un précédent juridique important au Québec et qui touche les droits des minorités racisées, linguistiques et LGBT, la Cour supérieure a invalidé une décision du Conseil de la justice administrative (« le CJA ») et ordonne à celui-ci de ré-entendre une plainte de discrimination.

Cette décision concerne le rejet par le Conseil d’une plainte déposée par Mme Tomee Sojourner à l’endroit de la Régisseur Luce De Palma, de la Régie de logement, pour discrimination fondée sur le croisement des motifs race, langue, genre, orientation sexuelle et identité du genre, et pour violation des droits à l’égalité et à la dignité garantis par la Charte québécoise des droits et libertés ainsi que par la Charte canadienne droits et libertés.

Mme Sojourner est une lesbienne noire anglophone maîtrisant peu le français, et dont l’expertise professionnelle, comme consultante en gestion porte sur les questions de diversité et de conformité aux droits de la personne.

En juin 2013, Mme Sojourner comparaît devant la juge De Palma dans le cadre d’un différend avec son ancien propriétaire. Lors de l’audience, la juge De Palma s’est adressée à Mme Sojourner en utilisant le terme « Monsieur » à plusieurs reprises en dépit des nombreux rappels tant par Mme Sojourner elle-même, que par le représentant du propriétaire, que Mme Sojourner est une personne de sexe féminin. Mme Sojourner est de corpulence imposante, a les cheveux presque rasés et elle s’est présentée devant la Régie vêtue d’un complet noir et de chaussures noires lacées. Alors qu’elle était une nouvelle fois corrigée par la plaignante, la juge De Palma a répondu avec un éclat de rire qu’elle l’appelait « Mr. Ms.» « à cause de vos cheveux ».

Par ailleurs, Mme Sojourner s’est plainte du fait que la juge s’adressait au représentant du propriétaire en français, sans se soucier d’offrir une traduction à Mme Sojourner, l’excluant ainsi d’une pleine participation à l’audience. Enfin, elle s’est plainte que la juge s’est adressée à elle de façon brusque, offensante et hostile, contrastant avec son comportement courtois et affable à l’égard de l’autre partie. L’audience a durée à peine 15 minutes.

Mme Sojourner dépose ensuite une plainte auprès du CJA, invoquant la discrimination fondée sur le croisement de plusieurs motifs violant ses droits à l’égalité et à la dignité, et invoquant aussi une crainte raisonnable de partialité de la Régisseure qui, en raison de son attitude verbale et non verbale, l’a privée de son droit à une audition impartiale et équitable. Enfin, elle invoque une violation par la juge De Palma de ses devoirs déontologiques prévus à plusieurs articles du Code de déontologie des régisseurs.

En septembre 2013, le CJA rejette la plainte. Son Comité d’examen de la recevabilité des plaintes, composé de 5 juges administratifs, estime que les faits ne soutiennent pas les allégations contenues dans la plainte puisque, selon l’enregistrement de l’audience, la Régisseure n’aurait pas entendu lorsque Mme Sojourner l’a corrigée en lui affirmant qu’elle est une « madame » et que ceci semble être une méprise. De plus, la Régisseure se serait excusée et aurait utilisé un ton poli tout au long de l’audience. Enfin, le CJA ne fait aucune référence au caractère discriminatoire du traitement subi par Mme Sojourner.

Constatant que le CJA a commis plusieurs erreurs de fait et de droit qui ont pour effet de déconsidérer sa plainte, dont l’omission de prendre en compte les éléments de la plainte relatifs à la discrimination basée sur le croisement de plusieurs motifs, à la violation du droit à l’égalité et à la crainte raisonnable de partialité, Mme Sojourner demande un contrôle judiciaire de cette décision par la Cour supérieure.

Dans une décision datée du 24 octobre, la Cour supérieure a donné raison à Mme Sojourner. Sous la plume de la juge Guylène Beaugé, elle affirme qu’il suffit de prendre connaissance de la plainte pour saisir qu’elle ne se réduit pas à des références malencontreuses à un qualificatif masculin, que « cette plainte soulève à tort ou à raison, la question de la discrimination fondée sur le croisement de plusieurs motifs prohibés… (et qu’) en la ramenant à une seule question de langue, le Conseil banalise la plainte ».

« Je suis évidemment très heureuse de cette décision, qui non seulement me donne raison, mais qui constitue également une reconnaissance formelle de l’intersectionalité comme un cadre d’analyse de ma plainte. Il s’agit aussi d’une reconnaissance judiciaire du motif de l’identité du genre, lequel n’est pas encore inscrit dans la Charte québécoise. Enfin, elle constitue une victoire historique pour les personnes et les communautés noires, LGBT et anglophones qui recherchent un traitement équitable au Québec », dit Mme Sojourner.

Par ailleurs, la Cour note qu’ « à l’écoute de l’enregistrement de seulement onze minutes, on dénombre six occurrences où la régisseure interpelle Mme Sojourner « Monsieur », et trois où elle l’interpelle « Mr, Ms »…. La persistance de la régisseure dans cette erreur grossière et offensante, ainsi que sa tentative maladroite de réparer son erreur en badinant, « it must be your hair », ajoutent l’insulte à l’injure ».

Quant aux questions de droit, la juge Beaugé cite l’application incorrecte par le CJA du concept de discrimination, lorsqu’il a utilisé le critère non pertinent de l’intention alors que le critère approprié en la matière, est l’effet de la discrimination sur la victime; l’omission de tenir compte des principes de non-discrimination enchâssés dans les Chartes, et le non-respect de l’équité procédurale dans le traitement de la plainte.

La Cour annule la décision rendue par le CJA et ordonne à celui-ci de tenir une nouvelle audience sur la recevabilité de la plainte de Mme Sojourner selon les paramètres établis, entre autres, par les Chartes des droits et libertés.

« C’est la première fois qu’un tribunal québécois se prononce de manière claire sur l’importance de prendre en compte la notion juridique de l’intersectionalité, ou le croisement des motifs de discrimination, ce que la Cour suprême du Canada a reconnu depuis plus de quinze ans », ajoute Me Aymar Missakila, l’avocat de Mme Sojourner associé au CRARR.

« C’est aussi la première fois au Canada qu’une décision judiciaire porte à la fois sur la discrimination raciale et sur l’orientation sexuelle, la quasi-totalité des cas de discrimination envers les personnes LGBT n’ayant concerné jusqu’à ce jour que des personnes LGBT de race blanche », note le directeur général du CRARR, Fo Niemi.

Le CRARR a assisté Mme Sojourner tout au long de ses démarches dans sa plainte devant le CJA et sa demande de contrôle judiciaire devant la Cour supérieure du Québec.

Lire la décision :

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CSQ Sojourner c. CJA 10-2014.pdf370.07 KB